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Adrien Dénouette - Nik tout

13/12
 
 
Adrien Dénouette est un jeune critique qui écrit des essais et réalise des docus télé sur des sujets pas très sérieux tout en essayant de les rendre les plus intéressants possible. 
 
Exemples… Dans son pavé Jim Carrey – L'Amérique Démasquée, il s’attaque au cas de l'ex trublion grimaçant des 90's fraîchement converti en peintre abstrait moche / gourou en développement personnel. Dans Nik Ta Race, il fait l’état des lieux de l'humour en France - et j'ai pas l'impression à le lire que nous allons récupérer la caution – tout en revenant sur le trajet improbable de Mustafa El Atrassi, ancien chroniqueur chez Ruquier qui a pris le large du PAF pour s'adonner dans l'ombre des grands médias à un humour plus que trash. Fin de l’année oblige, Adrien vient tailler le bout de gras dans ces pages et deviser en compagnie de votre serviteur, entre autres, sur le rire Cocorico.
 
Thomas Bernard : Qu’est-ce qui vous a pris en tant que critique de vous pencher sur le cas de Jim Carrey ?
Adrien Dénouette : Précisément pour ça : mon amour des causes perdues. Plus c’est vulgaire, plus les gens bien comme il faut se bouchent le nez, plus ça m’intéresse. C’est un mélange d’esprit de contradiction très français et d’admiration sincère pour des artistes que je trouve injustement ignorés, Jim Carrey en tête. Je voyais en lui le visage grimaçant de la décadence de son époque, celle du cinéma mais surtout de la société américaine des années 1990, dont le rêve de prospérité tournait à la caricature.
 
T.B : Il en est où l’humour en France ? En zone sinistrée ? Qui pour sauver les meubles ?
A. D. : Le problème de l’humour en France n’est pas un problème de personnes ou de talent, mais de société. Pour faire court, je trouve que l’insolence du Splendid ou des Inconnus, qui remonte à la tradition du café-théâtre et avant cela du cabaret et des cafés-concerts (et donc à la Révolution Française !), n’est plus permise. Dans les médias traditionnels, la passion bourgeoise d’interdire triomphe partout. Chez Bolloré, à Radio France, à l’Arcom, tous les prétextes sont bons pour faire taire le rire qui est toujours coupable de quelque-chose. Alors comme à l’époque de la prohibition avec l’alcool, c’est dans les « speak-easy » qu’il faut aller. Allez jeter un œil à Mustapha El Atrassi dans des salles remplies d’arabes ; allez voir DAVA (Augustin Shakelpopoulos et Sacha Béhar) dans des caves pleines de bobos à cran ; écoutez les podcast parodiques de Benjamin Tranié où il joue les Tintin au pays du porno. Plus c’est irresponsable, plus c’est caché, moins c’est diffusé sur France Inter, plus il y a de chances que ce soit bon.
 
 
 
 
T.B : Qu'est-ce qui différencie le rire français de celui de ses voisins ?
A. D. : Plus grand-chose, dans la mesure où l’humour s’uniformise sur le modèle américain. De nos jours tout le monde fait du standup, et au cinéma le nonsense à l’anglo-saxonne a la côte. La tradition des personnages et du café-théâtre est en voie de disparition, comme le rhinocéros blanc. C’est un fait, les meilleurs du moment regardent plus du côté de Louis CK, Andy Kaufman et Larry David que de Fernandel.
 
T.B : On a donc ici trop tendance à pomper les ricains ?
A. D. : Non, c’est l’évolution darwiniste du rire. Le comique s’adapte. Aujourd’hui, quelqu’un qui chanterait « Salade de fruit, jolie, jolie, jolie » serait un dinosaure. Et quelqu’un qui chanterait « La Zoubida » serait un dinosaure raciste. Mais encore faut-il servir le rire ! Ce qui me dérange, c’est quand le stand-up devient une excuse pour s’épancher et faire du Édouard Louis - dérive très répandue en France. C’est une trahison ! Le stand-up, c’est l’art de constater qu’on n’avait rien d’autre à raconter que soi, et de faire rire du pathétique de cette situation. C’est la satire du « moi », pas sa glorification ! Une histoire personnelle, si authentique soit-elle, doit toujours servir le rire et donc la destruction du « moi », en aucun cas son prestige… Sinon ça n’est pas drôle. Et puis de toute façon quelqu’un né dans l’après-guerre qui chercherait à me faire croire qu’il a « vécu » quelque chose est à mes yeux une arnaque. Tout ce qu’on a connu c’est la télévision et des jouets en plastique. 
 
T.B : Qu'est-ce qui vous ravit dans le parcours comme dans les spectacles de Mustafa El Atrassi?
A. D. : Qu’un arabe agressif ayant échoué à imposer son style dans la télé française des années 2000 revienne exceller en marge des médias, dix ans plus tard, à l’adresse exclusive des banlieusards. Tout me plaît. La revanche du banni, l’extrême marginalité, le chambrage élevé au rang d’art, le plaisir masochiste de son public de kaïras, la gratuité. Sa vie est un conte baudelairien, c’est la rédemption des irrécupérables par le rire le plus sale de France. Il faut vraiment avoir de la merde dans le cœur pour ne pas trouver ça beau.
 
 
 
T.B : En fait, que ce soit El Atrassi ou Carrey, ce qui semble vous plaire c'est l’offense à la morale  ?
A. D. : Plus j’avance dans ma réflexion sur le rire, plus je comprends que sa mission est de détruire le sérieux – à ne surtout pas confondre avec la gravité. Le sérieux, c’est l’attitude que se donnent les gens qui voudraient nous faire croire qu’ils ont affaire à des choses graves, que leur existence serait moins dérisoire que la vôtre. Ce qui est faux ! El Atrassi tourne en dérision les faux dévots, Carrey le culte américain de la puissance. Ils révèlent les comédies que nous ne voulons pas voir, dans la tradition démoniaque du bouffon. J’ai toujours trouvé les démons à visage découvert moins suspects que les anges…
 
T.B : En fait ce qui vous intéresse véritablement c'est le populaire, non ?
A. D. : Par définition, le rire est une émotion populaire. C’est pourquoi on lui fait tant de procès. C’est un peu comme le « peuple » : l’un et l’autre échappent à notre contrôle, sèment le désordre, prennent toujours quelqu’un pour cible, on les suspecte d’être méchant, etc. Le rire et le populaire sont toujours coupables de quelque-chose.
 
T.B : Le cinéma populaire français n’amuse pas des masses, qu'est-ce qui s'est passé ?
A. D. : Christian Clavier et Didier Bourdon ont vieilli. Le cinéma a vieilli.
 
T.B : L'humour populaire est-il réduit à la marge ?
A. D. : Non. TF1 fait du populaire. Mais le populaire n’est pas un critère de qualité, pas plus que le « cinéma d’auteur ». Ce sont des catégories.
 
T.B : Le rire est-il en France trop politique, voire trop sérieux ?
A. D. : Sinon malgré elle, une chose sérieuse vous a-t-elle déjà fait rire ?  
 
T.B : Vous ne trouvez pas que La question « Peut-on rire de tout ? » est absurde ?
A. D. : Il n’est pas seulement possible de rire de tout, c’est un devoir ! Le rire nous libère de nos peurs les plus profondes, à commencer par la conscience de mourir. Seulement tout le monde n’est pas capable de le faire. L’art de tourner à l’absurde des choses source de tensions, d’angoisse, de croyances, n’est pas à la portée de tous. Par exemple, je suis absolument convaincu qu’il est aujourd’hui possible, en plein procès Mazan, de faire une excellente vanne sur Gisèle Pelicot. Mais je suis absolument convaincu aussi de ne pas avoir le talent pour le faire !
 
 
 
 
 
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